Ail et oignon, et la façon dont les accommodaient les gens du peuple étaient vus avec dédain et réprobation par les gens aisés, mais conseillés avec une condescendance certaine aux basses classes par ceux qui faisaient autorité. Platine, auteur de De honesta voluptate, sorti en Italie en 1470 et traduit à Lyon en 1505, identifié depuis comme étant Bartolomeo di Sacchi, historien renommé, dit que l’ail « est l’épice forte des petites gens », un stimulant « bon pour les gens de labeur ». Les médecins médiévaux considéraient qu’il est préservateur. C’est ainsi que Barthélemy l’Anglais affirme que « l’ail divise les grasses humeurs et les déjette », elle aère les humeurs, les évacue, éloigne la pourriture. Sur les bateaux et galères ibériques, rapporte un autre médecin, on faisait la distribution » d’aulx et d’oignons pour les garder de la corruption de l’air de la mer et des eaux corrompues. Nostradamus le conseille pour se protéger contre la vermine, les maladies contagieuses et pour combattre la peste « Pour cheminer use à manger oignons et aulx » dit Arnaud de Villeneuve, médecin français de grande renommée, chimiste et conseiller du pape Clément V, qui qualifie l’ail de « thériaque des paysans ». La thériaque remonte aux textes antiques. Ce breuvage ou l’on faisait entrer plusieurs dizaines d’épices selon les formules, et du venin de vipère pour en accroître la force était une véritable panacée. C’était le breuvage des croisés décrits par Guillaume de Tyr à la fin du XIIIe siècle. Ils en attendaient une protection contre les morsures dangereuses, une meilleure résistance aux fatigues et aux maladies. Ils ne s’en séparaient pas et la gardaient dans de petits récipients portés comme des reliquaires, les « triacliers ». Nul doute que son prix, prohibitif pour la plupart, semblait être le gage même de son efficacité. Seuls les riches pouvaient se permettre ce genre de folie. Les gens pauvres devaient se contenter de l’ail ou de préparations à base d’ail, d’oignon et de rue, de même qu’ils ne pouvaient se permettre le pain blanc de froment, mais du pain noir. En tout état de cause, pendant des siècles aucun paysan n’a pu dire à la première personne quels étaient ses goûts alimentaires. Hiérarchie des aliments À l’époque, plus une plante poussait haut, plus sa consommation était considérée comme noble. Tout comme dans le domaine animal, les volatiles étaient placés au sommet de la hiérarchie, dans l’univers végétal, les fruits poussant en l’air étaient vus comme supérieurs aux légumes, et plus encore supérieurs aux légumes enterrés. Les bulbes et les racines en contact étroit avec la terre et ayant leur partie comestible enfoncée dans le sol étaient tout en bas de la hiérarchie alimentaire, tout juste bons pour les petites gens. L’agronome Pietro Crescenzi écrit que « l’humeur nutritive de la plante est insipide dans la racine, et plus elle s’éloigne, plus elle acquiert une saveur convenable. ». Un de ses collègues, Corgnolus de La Corgne affirme que « beaucoup de fruits sont savoureux au sommet des arbres, mais ramassés par terre, ils deviennent insipides à cause de la prédominance aqueuse. » Manger selon sa « qualité » Un auteur italien du XVe siècle, Sabadino degli Arienti, met en scène dans une nouvelle, un gros propriétaire terrien Messire Lippo qui, las de se faire voler ses pêches, fait surveiller son verger et surprend le voleur, un petit paysan Zuco Padella. Il lui dit : « Une autre fois, laisse les fruits des gens comme moi et mange ceux des tiens, c’est-à-dire les raves, l’ail, les poireaux, les oignons, les échalotes, avec du pain de sorgho … », une fois qu’il a été découvert, capturé et « lavé » à l’eau bouillante. Autant et même plus que le vol, Messire Lippo lui reproche de transgresser l’ordre social, de miner la hiérarchie, de s’attaquer aux privilèges de classe, car il y a des aliments pour les seigneurs et des aliments pour les pauvres et chacun doit manger selon sa « qualité ». C’est d’ailleurs ce qu’affirment toutes les autorités en matière de médecine, de botanique ou d’agronomie de l’époque. Déjà dans le roman courtois « Tirant le Blanc » de Johannot Martorell, quand le comte-ermite renonce à l’austérité pour se convertir à la vie courtoise de gentilhomme, il passe un test : « De nombreuses variétés de mets lui furent offerts sur la table, et lui, expert et savant, ne mangea pas autre chose que les bons mets, en négligeant les autres ». Comme le résume très bien Massimo Montanari dans « La Faim et l’abondance » : « Manger » selon sa qualité est en effet une nécessité physiologique : tous les médecins depuis Hippocrate l’avaient confirmé. Le tout était de s’entendre sur le sens à donner au mot à la fois très clair et ambigu de qualité. Dans l’Europe du XIVe au XVIe siècle, l’imaginaire culturel des classes dominantes semble ne pas avoir de doute à ce propos : la qualité, c’est le pouvoir. Les choses deviennent alors plus simples, puisque rôle social et comportement alimentaire se confirment l’un l’autre, et avec une évidence immédiate. Aux estomacs des gentilshommes des nourritures précieuses, élaborées et raffinées (précisément celles que le pouvoir et la richesse permettent de consommer et de montrer quotidiennement sur sa table) ; à l’estomac des pauvres, des aliments communs et grossiers. Pire, selon les scientifiques, c’est une nécessité physiologique. Ainsi Giacomo Albini, le médecin des princes de Savoie menaçait de « douleurs et de maladies ceux qui se seraient nourris d’aliments inadaptés à leur rang », et les pauvres mettaient leur santé en mangeant des aliments trop recherchés et raffinés que leur estomac grossier ne pourrait que difficilement digérer. Ambroise Paré dit : « Les rustiques et gens de travail pourront manger quelques gousses d’aulx ou d’échalote avec du pain et du beurre et bon vin s’ils en peuvent fournir, afin de charmer les brouées puis s’en iront en leur œuvre à laquelle Dieu les aura appelez. » Il recommande pour les plaies un remède avec « le suc exprimé d’un ail cuit, meslé avec un peu d’aloe. ». Savonarole au XVe siècle fait publier un traité de diététique où il prend garde de distinguer entre les régimes, les recettes, les aliments bons pour les « courtisans » et ceux des « vilains ». Le médecin français Jacques Dubois, dit Sylvius, publie à Paris entre 1542 et 1546 plusieurs brochures consacrées à l’alimentation « adéquate » des pauvres : « Les pauvres ont leur régime particulier, sans aucun doute lourd et indigeste, mais parfaitement adapté à leur constitution » (J. Dubèbe). À eux les oignons, l’ail, les poireaux, les racines, les légumineuses, la bière, la viande de bœuf, les soupes épaisses d’abats et de légumes … Dans Bertoldo de Giulio Cesare Croce, publié au début du XVIIe siècle, les médecins de cour provoquent la mort « dans d’affreuses souffrances » d’un « vilain » en lui faisant manger pour le remettre sur pied des aliments rares et raffinés que son estomac de paysan ne supporte pas. S’il avait manger « selon sa nature », il aurait pu guérir et c’est en vain qu’il supplie « qu’on lui porte une casserole de haricots avec des oignons et des navets cuits sous la cendre ». Girolamo Cirelli affirme à la fin du XVIIe siècle qu’à « à l’exception des périodes de noces », les paysans « mangent comme des porcs », et le titre même de son œuvre Il villano smacherato, c’est-à-dire « Le paysan démasqué », montre que la nourriture mauvaise et indigeste du paysan démasque la bassesse de son statut social. « En définitive, écrit Massimo Montanari, la correspondance entre « qualité de la nourriture » et « qualité de la personne » n’est pas donnée comme une simple donnée de fait, liée à des situations occasionnelles de bien être ou de besoin. Elle est postulée comme une vérité absolue et pour ainsi dire ontologique : bien manger ou mal manger est un attribut intrinsèque de l’homme, tout comme est intrinsèque (et, il faut le souhaiter immuable) son statut social. Au XIXe siècle un de noms populaires de l’ail était toujours la « thériaque des pauvres » et Raspail, vedette calamiteuse de la médecine parallèle et qui voyait dans le camphre la nouvelle panacée, surnommait l’ail « le camphre des pauvres ». |