Histoire | La position de Majorque dans la Méditerranée occidentale en fit – à l’occasion – un élément clé dans les machinations des puissances, mais l’île fut rarement au cœur des grandes affaires européennes. Pourtant, l’île a connu sa part d’invasions, de guerres, de prospérité et de famine. |
| L’époque talayotique | Aux alentours de 1200 avant JC, des peuples, probablement originaires de l’Asie Mineure, s’installèrent à Majorque et à Minorque. Ces populations sont aujourd’hui connues comme peuples talayotiques, en raison des constructions en forme de tours de guets qu’ils ont laissées, et que l’on nomme talayot (talaiot en catalan), du mot arabe « țalā’i‘ », signifiant « tour de guet ». Les plus courants étaient des talayots circulaires, qui pouvaient atteindre une hauteur de 6 m et avaient deux étages. Leur raison d’être est incertaine : symbole de la puissance d’un chef local, lieu de sépulture, magasin de stockage, tour de défense, édifice religieux ? Il y avait au moins 200 villages talayotiques à travers l’île de Majorque, dont les plus importantes étaient dans le sud et le sud-est de l’île. Des céramiques simples, ainsi que des objets en bronze (épées, haches, colliers), ont été trouvés sur ces sites. Les contacts des peuples talayotiques avec le monde extérieur vinrent des commerçants grecs et phéniciens. Les Carthaginois tentèrent de s’implanter à Majorque mais échouèrent ; ils réussirent cependant à enrôler les peuples talayotiques comme mercenaires. Ces guerriers étaient doués pour l’utilisation de la fronde : ils furent nommés Baléares (d’un mot grec ancien qui signifie « jeter »), et donc leurs îles d’origine prirent le nom d’îles Baléares. Dans les armées carthaginoises, les combattants baléares lançaient sur l’ennemi des salves de projectiles de 4 cm à 6 cm, de forme ovale, avant que l’infanterie carthaginoise ne partît à l’assaut. Les baléares utilisaient également des épées courtes pour le combat au corps-à-corps, mais ne portaient pratiquement aucune protection. Ils furent présents à la victoire carthaginoise sur les Grecs en Sicile au Ve siècle avant JC et aussi dans les guerres puniques contre Rome. Les Romains s’établirent en Espagne et les Carthaginois furent nettement défaits à la fin de la deuxième guerre punique. Maîtres incontestés de la Méditerranée occidentale, les Romains auraient pu ignorer Majorque et Minorque, mais les deux îles étaient devenues des bases de piraterie contre des navires marchands de l’Empire. Rome ne pouvait pas permettre cela. |
| La conquête romaine des Baléares | En l’an 123 avant JC, le général romain Quintus Caecilius Metellus conquit les îles Baléares. Ayant connaissance que les guerriers insulaires étaient capables de lancer de lourdes pierres contre la ligne de flottaison de ses navires et de les couler, Metellus avait fait recouvrir ses navires de lourdes peaux de cuir, inventant les premiers navires cuirassés. Désemparés par leur incapacité à infliger de graves dommages, les guerriers baléares avaient fui vers l’intérieur des terres avant l’avancée des hommes de Metellus. On pense que les Romains débarquèrent sur l’île de Majorque dans la région de la Platja des Trenc dans le sud de l’île. Metellus amena de l’Ibérie 3000 vétérans et fonda deux camps militaires, dans le style romain habituel, avec croisement de deux rues principales : le cardo maximus et le decumanus maximus. Ces camps furent connus comme Palmeria, ou Palma, et Pollentia, qui devinrent rapidement les principales villes de Majorque. Pollentia, parfaitement située, au nord-est de l’île, entre les deux baies de Pollença et d’Alcúdia, était la plus ancienne des deux colonies. Ces colons cohabitèrent – apparemment d’une manière pacifique – avec la population de culture talayotique en déclin, car aucun soulèvement de la population autochtone contre la domination de Rome n’a été rapporté. Avec l’introduction du latin comme langue de l’administration, Majorque se romanisa au fil des ans jusqu’à l’ère chrétienne. Incorporée à l’empire romain, et donc à sa culture et à ses infrastructures, et profitant de la situation idéale des îles Baléares sur plusieurs routes commerciales, l’économie de Majorque prospéra. Lorsque l’Empire romain s’effondra, Majorque fut occupée par les Vandales, puis par les Byzantins. |
| La conquête maure des Baléares | Dès 707 après JC, Majorque avait subi un premier débarquement et un pillage par le fils aîné de Moussa ibn Nusair, le gouverneur du califat omeyyade d’Afrique du Nord. En 711 , après la bataille de Guadalete, le royaume wisigothique d’Espagne succombé à l’assaut des Maures, menés par le général berbère Tarik, qui poursuivit la conquête de la péninsule Ibérique pour le compte du Califat omeyade de Damas en Syrie. Toute la Péninsule passe sous la domination maure sous le nom d’Al Andalus, sauf une étroite région le long de la côte atlantique (nord—ouest), les Baléares furent isolées et sombrèrent dans une crise économique et démographique. Cependant l’île de Majorque ne fut pas conquise par les Maures avant le Xe siècle : le gouverneur du califat omeyyade d’Afrique du Nord, Hicham El Khaoulani, arriva pour la première fois à Majorque lorsque ses navires furent détournés vers l’île par une tempête, alors qu’il se rendait à La Mecque. Après cela, il harcela l’île par de nombreuses incursions, jusqu’à convaincre l’émir de Cordoue de la conquérir ; l’émir le nomma capitaine d’une flotte d’invasion qui prit l’archipel des Baléares à la fin de l’année 903. Hicham El Khaoulani fut élu par les habitants au poste de gouverneur de Majorque et de l’archipel des Baléares ; son élection fut approuvée par le calife Abd al-Rahman III peu de temps après. Hicham El Khaoulani fut le premier wali de la dynastie musulmane des Omeyyades des îles Baléares, qui devinrent une partie de l’émirat de Cordoue dans l’Al-Andalus. La ville de Majorque fut nommée Medina Mayurca ; les Maures y construisirent le Palais de l’Almudaina, des mosquées et des bains publics ; la réalisation qui prit le plus de temps fut le port, qui devint un important centre de commerce de la Méditerranée occidentale. Les Baléares devinrent un refuge pour les pirates sarrasins qui attaquaient les navires chrétiens dans la Méditerranée occidentale, ce qui entrava le commerce entre les différents ports de commerce : Pise, Gênes, Barcelone et Marseille. Les principales ressources financières des Maures de Majorque provenaient des butins des raids menés contre les terres chrétiennes, du contrôle du commerce maritime et des tributs que les communautés agricoles de Majorque devaient payer à l’émir. Les Maures introduisirent dans les îles Baléares une série de nouvelles cultures : artichaut, riz et safran, tandis que des terrasses (marjada) furent construites dans les montagnes pour agrandir la superficie des terres arables ; des systèmes d’irrigation, nommés qanats, furent créés. En 1116 une ère nouvelle débuta à Majorque, quand les Almoravides – une tribu berbère du Maroc – prirent le contrôle de l’île à partir de l’Espagne continentale. Les Baléares atteignirent de nouveaux sommets dans la prospérité, en particulier sous le règne du Wali Ishaq, qui régna de 1152 à 1185. Mais les ennuis n’étaient pas loin : la tribu guerrière marocaine des Almohades débarqua en Espagne, en renversant tout sur son passage. Un bras de fer pour les Îles Baléares était inévitable et, en 1203, les Almohades prirent le contrôle total de l’archipel. Nul doute que toutes ces luttes intestines, entre factions musulmanes, n’étaient pas passées inaperçues dans l’Espagne chrétienne, où la Reconquista avait pris un nouvel élan après la déroute des armées almohades à la bataille de Las Navas de Tolosa en 1212. En 1250 les armées chrétiennes de Ferdinand III de Castille (canonisé comme saint Ferdinand) reprirent Valence, l’Estrémadure, Cordoue et Séville pour le compte de la Castille ; les derniers musulmans furent expulsés du Portugal. Dans un tel contexte, il n’est guère surprenant que le plan devrait être conçu de prendre également les Îles Baléares, d’autant que Majorque continuait d’être une base importante de la piraterie qui entravait gravement le commerce maritime chrétien. |
| La Reconquête catalane de Majorque | En 1114 une croisade pisano-catalane avait conquis Majorque, mais, l’année suivante, l’île avait été reprise par les Maures. Jaume I (1208-1276), l’énergique roi d’Aragon et de Catalogne, âgé de seulement 21 ans, avait promis de prendre les Îles Baléares et de mettre fin à la piraterie maure. Le 5 septembre 1229, 155 navires, transportant 1500 chevaliers et 15000 fantassins, lèvent l’ancre dans les ports catalans de Barcelone, de Tarragone et de Salou et font voile vers Majorque. Jacques Ier – plus tard surnommé le Conquérant (Jaume I el Conqueridor) – débarqua à Santa Ponça et, après deux escarmouches rapides, marcha sur Medina Mayurka, à laquelle il mit le siège. Enfin, le 31 décembre, les troupes chrétiennes percèrent les défenses et s’engouffrèrent dans la ville, pillant sans pitié. Durant les mois suivants, Jaume I poursuivit les troupes ennemies à travers l’île, mais la résistance fut faible. Le reste des Îles Baléares tomba plus tard : Ibiza en 1235 et Minorque en 1287, au cours d’une campagne féroce, sous le règne d’Alphonse III d’Aragon. Une fois la conquête de Majorque terminée, Jaume I procéda à la répartition des terres parmi ses lieutenants et alliés. Les alquerias (fermes) maures, les rafals (hameaux) et les villages furent remis à leurs nouveaux maîtres (senyors). Beaucoup de toponymes furent changés, mais un bon nombre de localités conservèrent leur nom arabe. Beaucoup de lieux prirent le nom de leur nouveau seigneur, précédés par les particules possessives « Son » ou « Sa ». Jaume I consigna cette répartition des terres dans son « Llibre del Repartiment », le Livre de la Répartition. Parmi les priorités de Jaume il y avait un programme rapide de construction d’églises, la christianisation de la population locale et l’envoi de colons venus de Catalogne – surtout des environs de la ville de Gérone. Pendant le premier siècle après la conquête, la Ciutat (la Ville), Palma, abrita la majeure partie de la population de l’île. Le Part Forana (« partie à l’extérieur » de la Ciutat) fut divisée en 14 districts, mais tout le pouvoir à Majorque fut concentré dans la Ciutat. Sous l’autorité du roi, le gouvernement au jour le jour était assuré par six Jurats, ou « magistrats ». En 1382 (certaines sources disent en 1447) un nouveau système de gouvernement de l’île fut introduit, nommé « Sac i Sort » (Sac et Sort). Autrement dit, les noms de six candidats, pour être nommés Jurats pour les 12 mois suivants, étaient tirés au sort de quatre sacs. Ce système restera plus ou moins en usage jusqu’en 1715. Les colons chrétiens catalans imposèrent leur religion, leur langue et leurs coutumes à l’île, et la plus grande partie de la population musulmane fut réduite en esclavage. Ceux qui n’avaient pas fui, ni accepté ce destin, n’avaient qu’un seul véritable choix : renoncer à l’Islam. Dans la Part Forana les fermes furent désignées comme possessions (possessió) et furent le socle de l’économie agricole dont l’île allait largement dépendre. Les domaines étaient gérés par des « amos », régisseurs fidèles à leurs nobles maîtres – souvent absents – et étaient souvent eux-mêmes des agriculteurs aisés. Ils employaient des missatges (main-d’œuvre agricole permanente) et des jornalers (ouvriers agricoles journaliers), qui, les uns comme les autres, vivaient généralement au bord de la misère. Souvent, les petits fermiers ne parvenaient pas à joindre les deux bouts, cédaient leurs biens aux domaines les plus importants et devenaient jornalers . |
| Le Royaume de Majorque | À la mort du roi Jaume I en 1276, le royaume d’Aragon fut partagé entre ses deux fils survivants : l’aîné des fils, Pere II, devint roi d’Aragon et de Valence, et comte de Barcelone en Catalogne, tandis que le cadet, Jaume II devint roi d’une Majorque indépendante, comte de Roussillon (Rosselló), comte de Cerdagne (Cerdanya) et seigneur de Montpellier (Montpeller) ; sa capitale se trouvait à Perpignan (Perpinyà) en Roussillon. Cependant, Pere II se considérait lui-même comme l’héritier légitime de l’ensemble du royaume de Jaume Ier. En 1285, le fils de Pere II, Alphonse, s’empara de Majorque – avant de succéder à son père comme roi d’Aragon, en 1291, sous le nom d’Alfons II el Franc. En 1295, Jaume II d’Aragon, surnommé Jaume II el Just, frère et successeur d’Alphonse II, rendit l’île à son oncle Jaume II de Majorque, qui put régner à nouveau sur Majorque, jusqu’à sa mort en 1311. Les successeurs de Jaume II furent son fils cadet Sanç I, puis, en 1324, le neveu de Sanche, Jaume III. Jacques III de Majorque fut évincé par Pere III d’Aragon en 1343 et fut contraint à l’exil à Perpignan. Six ans plus tard, il essaya de récupérer son royaume en débarquant à Majorque, mais fut vaincu et tué, par son beau-frère le roi Pierre IV d’Aragon, à la bataille de Llucmajor, le 25 octobre 1349. Le royaume de Majorque fut désormais lié à la Couronne d’Aragon, mais conserva un degré élevé d’autonomie. |
| Majorque sous la Couronne d’Aragon | Le destin de Majorque, et en particulier celui de Palma, suivit alors de près celui de Barcelone, siège catalan de la Couronne d’Aragon et plaque tournante du commerce maritime. Au milieu du XVe siècle, les deux villes furent parmi les plus prospères de la Méditerranée. Palma avait quelque 35 consulats et représentations commerciales disséminés autour de la Méditerranée. La communauté marchande de la ville disposait d’une flotte marchande de 400 navires et la loge médiévale des marchands, Sa Llotja, était un centre d’affaires animé. Cependant tout n’était pas rose : la peste frappa à plusieurs reprises (en 1348, 1375, 1384, 1388, 1396, 1400, 1439, 1475, 1483 et 1503), décimant la population. Dans la Part Forana, les ouvriers agricoles vivaient au bord de la famine et les récoltes furent mauvaises au point qu’en 1374 les gens tombaient dans les rues, morts d’inanition. De fréquentes révoltes localisées, telles que celle de 1391 (la même année où des travailleurs furieux saccagèrent le quartier juif du Call à Ciutat), furent réprimées sans pitié par l’armée. Avec le mariage en 1469 des rois catholiques Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille, les deux principaux royaumes de la péninsule Ibérique furent réunis. Majorque fit désormais partie d’une Espagne unie. Sous le règne de l’empereur Charles Quint, un choc beaucoup plus grand pour les classes dirigeantes fut la révolte des Germanies en 1521, un soulèvement de la classe laborieuse urbaine provoquée en grande partie par des impôts écrasants exigés des classes inférieures. Ils forcèrent le vice-roi à fuir. En octobre 1522 Charles Quint (Carlos V) envoya l’armée, qui ne reprit le contrôle de l’île qu’au mois de mars suivant. Entre temps l’étoile commerciale de Majorque avait décliné et la côte était la cible constante des attaques des pirates nord-africains. La construction de tours de guet autour de l’île – dont beaucoup sont encore debout – est un témoignage éloquent de ce problème. Le système de signaux et de codes consistait en l’enchaînement d’une série de signes, transmis, de tour en tour, depuis le lieu d’observation de l’ennemi et jusqu’à la ville de Palma de Majorque afin d’organiser la défense et d’envoyer des secours à n’importe point où l’île était attaquée. Aux XVIe et XVIIe siècles les signaux optiques étaient réalisées avec de la fumée le jour et du feu la nuit. Certains des plus pittoresques festivals traditionnels de Majorque, comme « Moros i Cristians » à Pollença et « Es Firo » à Sóller datent de cette époque. Quand le destin de l’Espagne déclina également, à partir du XVIIe siècle, Majorque glissa dans l’oubli provincial. Le fait de soutenir la Maison de Habsbourg dans la Guerre de Succession d’Espagne (1703-1715) ne fit pas aimer Majorque par le monarque de la Maison de Bourbon, Felipe V, finalement victorieux : en 1716 celui-ci fit abolir tous les privilèges et l’autonomie de l’île. À travers les XVIIIe et XIXe siècles, le destin de Majorque suivit celui du reste de l’Espagne. |
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