L’espèce représente au sein des sciences de la vie une base incontournable et essentielle à toute démarche de recherche qu’il s’agisse de l’étude des communautés, des organismes, de leur métabolisme ou de leur comportement. Cette notion est fort ancienne, mais une longue maturation dialectique et sémantique aura été nécessaire pour parvenir à son contenu actuel. Elle a été évoquée par Platon (de 429 à 347 av. J.-C.) dans son « Allégorie » où il développe l’existence d’un monde constitué par un nombre de « types permanents » réels et universels. Au Moyen Âge, Guillaume d’Occam (1270-1347) et les adeptes de la philosophie scolastique développent une vision dite nominaliste de l’espèce : l’existence des individus est reconnue, l’espèce est niée car elle est une pure invention humaine sans réalité objective. Cette idée persistera jusqu’à l’époque de Lamarck (1744-1829), savant qui lui-même, pendant un certain temps, restera convaincu de son bien fondé. À partir du XVIIIe siècle, la notion d’espèce va faire couler beaucoup d’encre et l’époque dite des Lumières est fortement influencée par les philosophes et les naturalistes qui ressentent la nécessité de classer, de définir des types biologiques à forte similitude formelle. Popper (1954) qualifiera cette démarche philosophique d’essentialisme. On doit au naturaliste Ray (1627-1705), l’un des fondateurs de la science botanique anglaise, la première définition moderne - il y est question d’interfécondité des individus - de l’espèce : « c’est une unité systématique qui réunit des individus vivants capables de se croiser entre eux et de donner naissance à une progéniture féconde ». Linné (1707-1778) lui donne son acception définitive et l’applique de manière magistrale à l’ensemble des êtres vivants, définissant de façon concomitante un système nomenclatural binomial encore très largement utilisé aujourd’hui. Linné et Buffon (1707-1788) conçoivent l’espèce comme représentant un groupe (une population) d’individus semblables, indépendamment de leur âge ou de leur sexe, cette similarité étant d’ordre morphologique et structurale. Mais ils considèrent encore les variations individuelles comme des anomalies et des variétés. Darwin (1802-1882), très intrigué par la variabilité des espèces et par la nature arbitraire de leurs séparations, conçoit la théorie de l’évolution des espèces, qu’il expose dans son célèbre ouvrage De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle (1859). L’espèce acquiert une dimension spatio-temporelle jusqu’alors ignorée ou mal comprise. Mais il faudra attendre le milieu du XXe siècle pour accéder à la véritable expression synthétique de la conception biologique de l’espèce, proposée par Mayr (1942) : « Les espèces sont des groupes de populations naturelles capables d’entrecroisement et qui sont reproductivement isolés d’autres groupes semblables ». En 1950, Stebbins, insistant sur la notion d’isolement reproductif qui sépare les espèces et s’appuyant sur des approches nouvelles du concept de spécificité issues en particulier des travaux de Dobzansky (1941), Mayr (1942) et Huxley (1938 ) propose la définition suivante : « Les espèces consistent en systèmes de populations séparées les unes des autres par des discontinuités complètes ou très grandes dans leur variation. Ces discontinuités doivent avoir une base génétique et refléter l’existence de mécanismes isolateurs qui empêche totalement ou presque le transfert de gènes d’un système de population à un autre ». Apparemment très satisfaisante sous son aspect théorique, cette définition présente dans la pratique de nombreuses difficultés, en particulier celles liées à la mise en évidence des mécanismes isolateurs. Gilmour (1940), entre autres, refuse ce critère d’isolement ; pour lui, l’espèce est un groupe d’individus se ressemblant les uns aux autres - par l’ensemble de leurs attributs phénogénotypiques - à un degré habituellement accepté comme spécifique, mais ce degré est déterminé en dernier ressort par le jugement plus ou moins arbitraire des taxinomistes. Il n’y a donc pas de définition universelle de l’espèce. On évolue plutôt vers une conception double : le taxon au sens génétique de Stebbins et le phénon au sens phénotypique défendu par Gilmour. Dès lors la difficulté conceptuelle augmente si l’on aborde les catégories taxinomiques (taxons) de rang supérieur, à commencer par le genre, dans la mesure où c’est toujours la présence reconnue d’une discontinuité ou d’un hiatus inter-groupe qui sert de critère pour la définition des familles, ordres, classes, etc. Les rangs inférieurs (sous-espèces, variantes, races, formes) relèvent d’un statut aussi imprécis. Selon Stebbins (1950), « Une sous-espèce ou une variante géographique est une série de populations ayant certaines caractéristiques morphologiques et physiologiques communes occupant une subdivision géographique de l’aire de l’espèce ou une série de stations écologiques similaires et différant par plusieurs caractéristiques des membres typiques des autres sous-espèces tout en étant liée à l’une ou plusieurs d’entre elles par une série de formes intermédiaires ». Avec une telle définition, il reste délicat d’attribuer à tel taxon le rang d’espèce ou celui de sous-espèce. Ceci est vrai notamment en botanique, où suivant les auteurs, le même taxon sera traité comme une espèce ou comme une sous-espèce, voire comme une variété. Mais au delà des querelles inévitables entre spécialistes, qui alimenteront encore longtemps un inépuisable débat, le critère essentiel demeure l’interfécondité de ces taxons. Distinguer deux espèces est paradoxalement facile et ardu. En effet, s’il est aisé de différencier l’Homme du Singe (dont le matériel macromoléculaire est similaire à 99 %) ou le Cheval de l’Âne, il existe dans la nature des espèces paraissant identiques ou presque par leur morphologie, mais qui diffèrent par d’autres caractères qui sont responsables de leur isolement reproductif. Ainsi dans le Midi de la France, existent deux types de Souris d’aspects fort semblables : la Souris à longue queue (Mus musculus domesticus) qui vit dans les habitations et la Souris à queue plus courte (Mus spretus) qui occupe des biotopes agrestes (champs, maquis etc.). La longueur de la queue, signe macroscopique différentiel, est-il bien l’expression d’une spéciation distincte ? L’analyse électrophorétique montre que ce sont bien deux espèces distinctes. En effet, la structure des gènes d’une enzyme, la lactate-deshydrogénase (LDH) diffère entre l’une et l’autre, ce que révèle le fait que cette macromolécule ne migre pas à la même vitesse. D’autres cas sont plus complexes, en particulier ceux liés aux chaînes de sous-espèces. Prenons l’exemple du Pouillot verdâtre (Phylloscopus trachiloides). C’est un petit passereau, qui possède une vaste aire de répartition en Asie, au sein de laquelle se rencontrent cinq sous-espèces dont les aires respectives ne se chevauchent que très partiellement et deux à deux. Dans ces conditions les deux sous-espèces extrêmes (les bouts de la chaîne) se rencontrent et cohabitent dans les monts de l’Altaï, mais sans être inter-fécondes. Ainsi la somme des divergences entre sous-espèces contiguës peut conduire à un isolement reproductif. Sur le plan nomenclatural, on a là un vrai casse-tête pour le systématicien ! Chez les végétaux, la formation d’espèces dite instantanées est assez commune. Dans ce cas les nouvelles espèces naissent d’une brutale multiplication du nombre des chromosomes (polyploïdie). D’après Devillers et Chaline (1989), il se pourrait que près d’un tiers des espèces végétales actuelles se soient isolées par le biais de ce processus. D’autre part, hors de la taxinomie classique mais souvent usitées en biologie végétale, il existe des catégories biosystématiques à déterminisme écologique comme l’écotype, l’éco-espèce et la coenoespèce. Ces notions initialement proposées par Turesson (1922) furent généralisées par de nombreux auteurs comme Clausen, Keck ou Hiesey. Rappelons que l’écotype résulte de la réponse génotypique d’une éco-espèce ou d’une espèce à un habitat particulier. Cet habitat est légèrement différent de celui le plus fréquemment occupé par l’espèce mais il n’y a pas de barrière d’isolement interne entre les divers écotypes d’une même espèce. La présence d’une barrière partielle ou totale conduit respectivement au statut d’éco-espèce ou de coenoespèce, mais, dans les deux cas, on ne remarquera ni perte de fertilité ni manque de vigueur des populations. La variation spécifique peut être plus délicate à appréhender. Si l’isolement éco-géographique joue effectivement un rôle essentiel dans la spéciation et la diversité taxinomique, il s’avère que dans certains cas l’évolution ne va pas nécessairement jusqu’à l’isolement sexuel. Examinons le cas de deux espèces de platanes, Platanus occidentalis L. et Platanus orientalis D.C. Le premier occupe l’Est des USA et le second l’Est de la Région méditerranéenne. Morphologiquement très distincts, ne s’hybridant pas dans les conditions naturelles en raison de leur éloignement géographique, ils produisent par croisement artificiel un hybride fertile : Platanus acerifolia Willd. A contrario, on peut expérimentalement montrer l’isolement spécifique entre des taxons à formes très peu différenciées morphologiquement comme chez la graminée Festuca glauca Lamk qui présente des populations inter-stériles (Bidault, 1968) et à qui il serait souhaitable de conférer le statut de coeno-espèces. On parle souvent d’agrégat (Valentine et Löve, 1958) ou d’espèce collective, lorsque des taxons se propagent par voie végétative ou par apomixie (absence de fécondation) alors que l’identification spécifique exige la présence de pièces sexuées et des fruits. C’est le cas chez les Ronces (Rubus fructicosus) les Pissenlits (genre Taraxacum) ou les Renoncules (genre Ranunculus). L’analyse se complique dans la mesure où ces groupes peuvent présenter à la fois un comportement de reproduction sexuée (amphimictique) et apomictique. Mais la variabilité est plus importante dans les populations sexuées. De ce fait, on peut considérer l’apomixie comme un facteur limitant voire même à effet négatif de l’évolution car ce mode de reproduction réduit statistiquement les combinaisons et la ségrégation du matériel génétique. Ainsi l’histoire de l’outil taxinomique révèle les profondes transformations conceptuelles qui l’ont marqué en particulier depuis le XVIIIe siècle. Cet outil a été perfectionné dans le but de mieux définir, dénommer et coordonner les catégories systématiques, qu’il s’agisse de paléo-espèces pour lesquelles on développe maintenant la systématique phylogénétique ou méthode cladistique, ou qu’il s’agisse des espèces actuelles analysées par le biais de nombreuses disciplines dites de convergence telles que la cytologie, la biochimie, l’écologie, la biogéographie ou la phytosociologie. Il y a d’ailleurs complémentarité dans ces deux démarches dans la mesure où le cladisme doit se fonder sur les formes actuelles pour remonter aux groupes naturels de plus ou moins grande ampleur et d’origine de plus en plus ancienne. Ceci conduit Devillers et Chaline (1989) à compléter la définition de Mayr par l’approche temporelle des espèces : « l’espèce est une unité homogène constituée de populations naturelles qui s’enchaînent dans le temps et qui, à chaque instant des temps géologiques sont interfécondes et isolées des autres espèces ». Tout ceci explique les multiples difficultés rencontrées pour l’identification actuelle des espèces car l’évolution des êtres vivants est à la fois progressive et soumise à des accélérations plus ou moins brutales. Ces accélérations sont souvent consécutives à des catastrophes ou, tout au moins, à des changements rapides des conditions environnementales. Ainsi, le gradualisme du XIXe siècle fait-il place aujourd’hui à une vision plus dynamique, lancée et développée par Eldredge et Gould (1972,1977), auteurs de la théorie des équilibres ponctués où des phases de diversification (cladogénèse radiative) alternent avec des périodes d’extinction partielle qui ont eu lieu à diverses périodes géologiques, en particulier à la fin de l’Ordovicien (il y a 435 millions d’années), du Permien (225 Ma) et bien sûr du Crétacé (65 Ma). L’observation actuelle des espèces vivantes ou disparues montre des stades multiples de cette évolution à vitesse variable ; les problèmes posés pour leur identification doivent donc être replacés dans un contexte temporel mieux dimensionné (échelle géologique). La taxinomie n’est pas une démarche scientifique fixiste et statique. Elle est soumise à des évolutions plus ou mois importantes en fonction de l’approfondissement de nos connaissances, tandis que progressent parallèlement les méthodes d’investigation multi- et interdisciplinaires, analytiques ou synthétiques. Cette science a encore de beaux jours devant elle, car, comme l’écrit May (1992) : « Après 250 ans de recherches systématiques on sait seulement que le nombre des espèces animales et végétales est compris entre 3 et 30 millions, voire davantage ». À l’heure actuelle, les meilleures estimations font état de 1,5 à 1,8 millions d’espèces identifiées, ce qui laisse un large champ de recherches pour les futures générations de systématiciens. En cette fin de XXe siècle où la diversité biologique est de plus en plus au centre des préoccupations touchant aux moyens d’évaluation de notre patrimoine naturel, la taxinomie doit connaître un renouveau sur le plan fondamental et offrir une portée pratique considérable dans le cadre de la protection des communautés vivantes de notre planète. par Jacques Bardat Muséum national d’histoire naturelle, secrétariat de la Faune et de la Flore |